Le Chat attend

Dialogue Maïeutique



Cette fois, Lucien l’âne mon ami, tu ne me diras pas que c’est un titre incompréhensible.

Un chat qui attend, c’est un chat qui attend, ça je le comprends, dit Lucien l’âne. Mais ça ne me dit pas grand-chose, car la plupart des chats que j’ai croisés étaient là à me regarder passer avec l’air d’un chat qui attend. Ce qu’ils attendaient, pourquoi ils attendaient, je ne l’ai jamais su non plus. Je connais, car je l’ai lu, Le berceau du chat, mais je suppose que ça n’est pas de ça qu’il s’agit. C’est donc bien encore une fois un titre énigmatique et puis, il n’y a rien qui a l’air plus énigmatique, mystérieux et patient qu’un chat. Bref, de quoi cause ta chanson ?

Mais de ça, exactement, répond Marco Valdo M.I. ; elle explique pourquoi le chat attend et même, ce qu’il attend et pour ne pas te faire languir, je vais te révéler ce dont il s’agit. Le chat attend la fin de la guerre et le retour de la grand-mère. Comme d’habitude, la scène se passe en Zinovie, c’est-à-dire nulle part. Comme tu le verras, la grand-mère qui habitait près de la frontière du pays que la Zinovie a envahi. Cependant, récemment, elle a dû venir se réfugier chez son petit-fils, loin de là-bas dans la capitale et elle avait dû abandonner son chat en même temps que sa maison. Le chat est resté sur place et la Mémé suppose qu’il attend son retour.

Ah, dit Lucien l’âne, voilà qui est plus clair. Évidemment, ça ne me dit pas tout. Je dois dire que j’aime assez tes petits résumés introductifs ; ils sont inspirants ; ils me donnent envie de connaître en détail la chanson, même si tu en laisses souvent pas mal dans l’ombre. Lors donc, n’hésite pas ; et comme disait le Cid, à moi, conte. Et derrière ce Cid, il faut entendre la réplique du pays voisin, novice combattant, aux menaces du Guide et de son envahissant empire. De mémoire, voici le passage :

« J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur,
Mais j'aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n'est rien impossible.
Le bras est invaincu, mais non pas invincible. »
(Pierre Corneille - Le Cid, II, 2, 1660.)

Mais foin de ces vers anciens, dit Lucien l’âne, viens-en au fait.

Soit, Lucien l’âne mon ami, voici. Le premier intervenant est le Revenant, un spécialiste des camps, où il a passé presque tout son âge adulte ; il y était entré jeune vingt ans après la mort du grand Guide. Il y a survécu des dizaines d’années. Le régime, fondé sur la terreur, est donc un sujet qu’il connaît bien et il en parle ici.

« Pour semer la terreur, dit le Revenant,
Ce sont des spécialistes patentés.
C’est la base de notre fonctionnement.
Sur nous, ils ont expérimenté
Mille façons de terroriser les gens. »

Et il n’épargne pas la soi-disant justice zinovienne, qui est un couperet redoutable ; chez elle, il n’y a pas d’innocent ; avec elle pas la peine de discuter, on est coupable ; sinon, que ferait-on là dans un tribunal au banc des accusés ? :

« La justice sévère coupe court
À tous les arguments.
Ses jugements mènent toujours
À la prison ou au camp. »

Ah, dit Lucien l’âne, n’envoie-t-elle pas certains à l’asile psychiatrique ? C’est ce que j’ai entendu dire.

Non, dit Marco Valdo M.I., ce sont les médecins d’État qui font ça. Mais poursuivons : le douzain suivant raconte la révolte des enfants et la multiplication de leurs actions de sabotage.

« L’autre fois, des gamins de pas vingt ans
Faisaient sauter les hélicos ;
Et hop, vingt ans au camp.
Cette fois, des trains, des locos,
Et puis les rails, les aiguillages.
Le juge dit : Trahison, sabotage ! »

Et la Mémé, oui, celle au chat, plaint ces enfants qu’ils envoient pourrir en prison ou au camp et elle en clame la raison :

« La Mémé dit : Des années perdues,
C’est perdre toute une vie.
À cause d’une idée farfelue,
Du cauchemar prémédité
D’un Guide insensé. »

Oui, dit Lucien l’âne, mais ce Guide n’est pas seul dans sa folie ; il y a tous ceux qui le suivent et qui en le suivant le poussent toujours plus en avant vers je ne sais quel précipice.

Voici la suite, dit Marco Valdo M.I., on ne peut broder infiniment. Ainsi, dans le troisième douzain, la Mémé raconte sa fuite face à cette intrusion telle qu’elle n’en avait jamais vue depuis la mythique Grande Guerre.

« C’est la première fois
Depuis la Grande Guerre
Que j’ai dû fuir mon toit. »

Et elle ajoute, simple constatation :

« En deux jours, notre armée
Loin en arrière s’est repliée. »

Et le dernier, mais pas le pire, douzain rappelle les sempiternelles rodomontades du Guide que la réalité dément abondamment :

« Le Guide dit : Dans notre grand pays,
Tout le monde est à l’abri.
Aucun ennemi n’aura accès,
Ils tremblent, ils ont trop peur.
Ça n’arrivera jamais.
Notre armée sème la terreur. »

Puis enfin l’épisode où paraît le chat  et la conclusion incertaine de Mémé :

« Mémé dit : j’ai tout laissé là.
Où est passé le chat ? Un chat,
C’est malin. Je le retrouverai
À la maison, quand je rentrerai.
Quand la guerre finira par passer,
Mais combien d’hivers auront passé ? »

En effet, dit Lucien l’âne, pour elle et son chat, comme pour le régime et son Guide, l’avenir est incertain. Le chat, lui, est patient ; face à l’avenir, il attend. Quant à la Zinovie, immobile par nature, elle restera là, quoi qu’il advienne. Pour nous, il nous faut reprendre notre tâche et tisser le linceul de ce monde agressif belliqueux, brutal, dictatorial, hargneux, hostile, menaçant, offensif, querelleur, violent, virulent et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane