PHILIPPE CLAY
« Entre l'espoir et la révolte
Entre la caresse et l'insulte
Être funambule sur trois notes
Sauter sur scène sans parachute
Marier les larmes et le sourire
Avec assez de conviction
Pour émouvoir ou pour séduire
Ceux du parterre, ceux du balcon... »
(Quand tu choisis le music-hall)
C'est sur cette profession de foi que s'ouvrait le dernier spectacle de Philippe Clay, « Des ronds dans l'eau », réalisé par Jean-Luc Tardieu, en 1996. Mais en réalité, le music-hall, Philippe Clay ne l'a pas vraiment choisi...
Phil Clay
À la fin des années 40, cet ancien élève du Conservatoire d'art dramatique, se retrouve, « à l'insu de son plein gré », inscrit à « Espoirs et Vedettes 49 », un concours de chanteurs amateurs organisé par Radio 49 à La Colonne, un café de la place de la Bastille... Sa prestation est appréciée.
« Qu'est-ce qui fait la différence entre l'amateur et le professionnel ? Le premier contrat ! C'est ce qui m'est arrivé avec ce monsieur qui m'a proposé de partir en tournée et de présenter des amateurs — alors que je l'étais moi-même — et de faire un tour de chant à la fin. On a fait une tournée à travers la Normandie démolie par les bombardements, partant du principe, nous disait-il, que plus les gens ont souffert, plus ils ont envie de s'amuser. Ce en quoi il avait raison. On a éclusé la Normandie en long et en large pendant un an ou deux. J'avais deux ou trois chansons à mon répertoire naissant... »
Sur les affiches, il a la surprise de ne pas découvrir son nom... Phil Clay, un nom de scène qui sonne « américain », a été choisi par l'organisateur du spectacle qui trouve que Philippe Mathevet, ça fait trop long... « Plus ton nom est court et plus il est gros sur l'affiche ! » C'est Aimée Mortimer, la productrice de l'École des Vedettes, qui lui suggèrera de le « franciser » en Philippe Clay.
L'ex-comédien du Théâtre de Chaillot décide alors de se constituer rapidement un répertoire et se choisit une quinzaine de chansons de Charles Aznavour qui, en ce début des années 50, n'est pas du tout « en haut en l'affiche », bien que quelques uns de ses textes commencent à « sortir » par le biais de ses interprètes, féminines surtout : Piaf (Jézebel, Plus que tes yeux), Gréco (Je hais les dimanches)...
Dans la France des années 50, les « colonies » constituent un débouché non négligeable pour les artistes... « Je suis parti avec une valise pleine de chansons. J'avais un contrat de neuf jours à Casablanca et j'ai fait trois ans d'Afrique ! J'ai ainsi rodé seize ou dix-huit chansons dont beaucoup d'un garçon que personne ne connaissait : Charles Aznavour. »
« Le squelette de Montand »
À son retour à Paris en 1953, il passe à l'A.B.C. où Jacques Canetti le découvre, sur l'insistance du chansonnier Pierre-Jean Vaillard, rencontré en Afrique du Nord. Clay s'intègre dans l'équipe des Trois Baudets, parcourt la France dans le cadre du Festival du Disque... Plus qu'aux Trois Baudets, c'est à La Fontaine des Quatre Saisons, tenue par Pierre Prévert, qu'il doit le démarrage de sa carrière.
Signé par Canetti, Philippe Clay enregistre son premier disque Philips (historiquement, c'est le deuxième EP Philips de la fameuse série 432 000, juste après Catherine Sauvage) : une chanson de René Rouzaud, reprise aussi par Édith Piaf, La goualante du pauvre Jean, et trois titres d'Aznavour dont Le noyé assassiné, chanson avec laquelle il fait une forte impression... « Grâce à un éclairage approprié, la scène du music-hall se transforme en un vaste aquarium glauque dans lequel flotte un cadavre verdâtre, décomposé, aussi drôle qu'effrayant », écrira Lucien Rioux.
D'ordinaire mieux inspiré, le critique Henri Jeanson n'apprécie pas beaucoup le chanteur. « Clay, affirme-t-il, C'est le squelette de Montand ! » Il existe, de fait, une certaine parenté entre les deux interprètes, mais Clay est souvent moins prévisible que Montand, plus inquiétant, moins mesuré, plus « anar » (Les voyous, Avec ma grande gueule)...
Le danseur de charleston
C'est en 1954 que Philippe Clay enregistre un de ses plus grands succès, un futur standard écrit par l'auteur-compositeur suisse Jean-Pierre Moulin : Le danseur de Charleston. Chanson théâtrale, elle met en scène un nostalgique des Années folles qui regrette le temps de Titine (et de sa propre jeunesse). Ce « gentleman un peu noir » interpelle une « poupée » et prend à partie le pianiste du bar...
« Écoute-moi bien, j'avais trente ans
Écoute-moi bien, j'étais tentant
Il fallait, fallait m'voir danser le charleston
Quand j'avais trente ans à Cannes au Carlton ! »
Le succès de cette chanson avec laquelle il termine généralement ses tours de chant, remet à la mode le charleston (Serge Gainsbourg enregistrera un peu plus tard Le charleston des déménageurs de piano) et, d'une manière générale, relance des rythmes oubliés des années 20 et 30. Pendant trois-quatre ans, la nostalgie va devenir un thème « récurrent » de la chanson française... Léo Ferré enregistre Monsieur mon passé, en 1955, Le temps du tango, en 1958 (sur un texte de Jean-Roger Caussimon), le même année, les Frères Jacques interprètent Le tango interminable des perceurs de coffres-forts (texte de Boris Vian). Eddie Constantine se raconte sur un air de shimmy (Un enfant de la balle), Yves Montand, dans une adaptation de Bertolt Brecht et Kurt Weill signée Boris Vian, se penche lui aussi sur son passé et, comme dans Casablanca, s'adresse au pianiste : « Hé, Joe, rejoue-moi la musique de ce temps-là... » (La chanson de Bilbao).
Valentin le Désossé et Clopin Trouillefou
Le cinéma ne tarde pas à faire appel à ce personnage à la silhouette impressionnante (on le surnomme « le double maître de la chanson », en réalité Philippe Clay ne mesure « que » 1 m 92), dont le physique « inquiétant » le rapproche de la famille Vian, Caussimon, Gainsbourg, Ferré, tous des potes... En 1954, dans French Cancan, évocation sous forme de comédie musicale du Paris des années 1890, Jean Renoir lui offre son premier rôle important, celui de Valentin le Désossé, figure historique immortalisée par Toulouse-Lautrec (quoique dans le film, il se présente comme... Casimir le Serpentin !). Deux ans plus tard, il est Clopin Trouillefou, le « roi des mendiants » de la Cour des Miracles dans l'adaptation de Notre-Dame de Paris que tourne Jean Delannoy, avec Gina Lollobrigida dans le rôle d'Esmeralda. C'est à signaler, le scénario est signé Jacques Prévert dont Philippe Clay enregistre Dans ma maison sur son premier 25 cm. Prévert, dont il est le voisin, lui dira un jour : « Tu es laid, Clay, mais quand tu es sur scène, tu es beau ! » Clay est aussi complice avec Boris Vian, un autre de ses voisins. De Boris, il enregistre un poème, Juste le temps de vivre, et plusieurs chansons : Je n’peux pas m’empêcher, On n’est pas là pour se faire engueuler (en commun avec Patachou) et, plus tard, La rue Watt et La valse jaune.
Après ces deux films à costumes, Philippe Clay tourne sans interruption jusqu'au début des années 60, des films policiers en majorité (Des femmes disparaissent). Son interprétation de Joseph figure dans un court-métrage de Steve Prévin, diffusé dans les salles en 1957. On peut le voir aussi dans L'adorable voisine, un film américain de Richard Quine (1958), aux côtés de Kim Novak, James Stewart et Jack Lemmon. Curiosité : dans une séquence de cabaret, caché par un aquarium, il chante Le noyé assassiné.
Col roulé et micro-cravate
En 1956, Clay enregistre un autre de ses succès : Festival d'Aubervilliers. Francis Lemarque lui donne Le chemineau, Claude Nougaro et René Rouzaud lui adaptent une chanson américaine de Sid Wayne et John Benson Brooks, Ninety nine years, qui devient À perpète (décidément, la prison inspire Nougaro ! voir Alcatraz pour Michel Legrand et Sing-Sing song qu'il interprète lui-même.) Sur le même disque, Jean Yanne et Jean-Paul Mengeon lui écrivent La chanson de Clopin, inspirée du personnage de Notre-Dame de Paris.
En mai 1957, Clay passe en vedette américaine à l'Olympia, dans le même spectacle que Billy Nencioli, Pierre Mingand et Stéphane Grapelli. Sur l'enregistrement public édité par Philips en 25 cm, neuf titres, neuf classiques ! L'intégralité de sa prestation paraîtra en 1993 sur un CD de la collection « Les grands moments de l'Olympia » (Polygram). Réceptif aux innovations, c'est à l'Olympia qu'il testera l'un des premiers micro-cravates. « Le père Coquatrix faisait le tour du pâté de maisons pour faire éteindre les néons parce que ça faisait des interférences ! Mais ça me donnait les mains libres et j'ai besoin de mes mains quand je travaille. »
Des auteurs à la forte personnalité
Philippe Clay s'est constitué un répertoire qui ne souffre pas la médiocrité — c'est l'avantage des interprètes sur les auteurs-compositeurs-interprètes : ils ont le choix... De cette période, il n'y a presque, comme dirait Brassens, rien à jeter ! Clay choisit bien ses paroliers, des auteurs à la forte personnalité. Il partage avec Aznavour ses premiers titres (Moi, j'fais mon rond, Si j'avais un piano, Ah !, Qu'est-ce que j'en ai à foutre ?). Il est, avec Marcel Amont, l'interprète des toutes premières chansons d'un certain Claude Nougaro, alors inconnu (Vise la poupée, Joseph, À perpète, L'homme de l'Équateur, Il y avait une ville, La sentinelle, Paris Parisse, La vie de patachon, Les touristes — sur une musique de Nino Rota —, Si je savais chanter). En 1993, Nougaro confiait à Marcel Amont : « J'ai commencé à faire des exercices de style en écrivant des images. Ce qui m'intéressait dans les comédiens-chanteurs que vous étiez — que ce soit Philippe Clay, complètement différent, ou toi, plus dessin animé —, c'est ce côté visuel justement, de ces chanteurs de l'époque. »
Clay enregistre aussi plusieurs chansons de Caussimon (Bleu, blanc, rouge, Dans la légion, La java de La Varenne, C'était une nuit, Le camelot, Le fils du comique troupier, Le violon d'Amérique, Le blues de Notre-Dame). Il se fera également l'interprète épisodique de René-Louis Lafforgue (Julie la rousse, Ça, c'est chouette), Bernard Dimey (Les années, Abécédaire), Ricet Barrier (Les clochards), Guy Béart (Oxygène), Hubert Giraud (Le corsaire), Jean Yanne (La gamberge)... Il est le créateur d'une chanson de Debronckart (Les fesses d'Irma) et de deux titres rares de Gainsbourg : Chanson pour tézigue et Lily taches de rousseur.
Pendant une vingtaine d'année, Philippe Clay restera fidèle à Jean-Paul Mengeon, pianiste et orchestrateur, que lui présente Boris Vian. « J'avais une chanson-piège, Oublie Loulou, d'Aznavour, un be-bop pas facile à jouer. Je lui ai posé la partition sous les yeux et je l'ai trouvé tellement bien que je lui ai dit : je vous signe un contrat de vingt ans ! Ensemble, on a fait des tournées fabuleuses. »
En 1962, Philippe Clay repasse à l'Olympia. L'enregistrement public de son nouveau tour de chant est publié dans la foulée par Philips.
Mes universités
En 1966, se souvenant des chansons d'atelier que lui chantait sa mère, Philippe Clay enregistre l'album « Cuvée 1900 » dans la collection Airs de France. « Maman nous berçait, ma nièce et moi, avec ces chansons. On n'en connait d'ailleurs pas toujours les auteurs. C'est vraiment des chansons de mémoire, on les a recopiées comme ça, avec Jean-Paul, et on a fait le disque. »
Son contrat avec Fontana prend fin. Philippe Clay sur retrouve en 1968 sur le label RCA, le temps de trois 45 tours passés inaperçus. En 1971, il participe à l’anthologie Boris Vian éditée par Jacques Canetti (La rue Watt, La valse jaune), mais, surtout, il fait un fracassant come-back, basé sur un malentendu : le titre Mes universités, qui cartonne sur les ondes (un million d'exemplaires vendus), est perçu par beaucoup comme une chanson « revancharde », anti-Mai 68 !
« Nous quand on contestait
C'était contre les casqués
Qui défilaient sur nos Champs-Élysées
Quand on écoutait Londres
Dans nos planques sur les ondes
C'étaient pas les Beatles qui nous parlaient... »
Inspirée d'une phrase d'Albert Camus (« Mes universités ont été le stade et le théâtre d'Oran »), cette chanson, qui reprend le titre d'un livre de Maxime Gorki de 1923, focalise sur l'interprète tout le dépit d'une partie de l'opinion de gauche inquiète de la « reprise en main » par la droite, d'autant qu'à la même époque, Michel Sardou triomphe avec J'habite en France et que Stone et Charden affirment : « Il y a du soleil sur la France / Et le reste n'a pas d'importance... » ! « La droite s'en est emparée, constate Henri Djian, l'auteur du texte. Ce qui compte, c'est la façon dont le public la prend, indépendamment de ce que les auteurs ont voulu y mettre. »
Traité de fauteur de troubles, Philippe Clay reçoit des lettres d'insulte et même des menaces de mort ! Il se défend : « On me traite de facho, en réalité je suis un vrai Français, donc un garçon extrêmement provocateur. » En tout cas, un interprète hors-pair, qui « transforme en mouvements tous ses sentiments », et dont le come-back serait le bienvenu...
Raoul Bellaïche
Sources :
• Lucien Rioux : 20 ans de chanson (Artaud, 1966).
• 100 ans de chanson française (Le Seuil, 1972).
• Marcel Amont : Une chanson. Qu'y a-t-il à l'intérieur d'une chanson ? (Le Seuil, 1994).
• Les Lumières du music-hall, La Cinquième, 1996.
• Mathias Goudeau et Patrice Tourne : Sur l'air du temps (Jean-Claude Lattès, 1999).
• Merci à Bertrand Chaumelle.
Biographie rédigée pour le livret du CD Story Universal, paru en novembre 2001.
Lire aussi :
• Chronique de la compilation « 50 ans de chansons »
50 ans de carrière
50 titres, clin d’œil aux 50 ans de carrière d’un grand — et pas seulement par la taille ! — interprète, cette compilation, la plus complète à ce jour, parcourt la longue discographie de Philippe Clay, de ses tout premiers enregistrement Philips (1954) à son dernier 30 cm Polydor de 1982 (Quand tu choisis le music-hall, Place Blanche, Vous et tu). Il y a une quinzaine de titres Philips-Fontana, dont beaucoup réédités pour la première fois — Chanson pour Tézigue et Lily tâches de rousseur (Gainsbourg), À perpète, La sentinelle, Je suis sous et Joseph (Nougaro), Manger porteur (Massoulier) — mais aussi les incontournables : Le danseur de charleston, L’illusionniste, Le noyé assassiné, Bleu, blanc, rouge, Les voyous, Festival d’Aubervilliers, La gambille, La gamberge...
En 1968, Clay signe chez RCA, le temps de trois 45 tours passés inaperçus (Les camions et Le funambule, de Caussimon, que Jean-Roger enregistrera un peu plus tard, Qui vous a dit, madame ?, de Botton).
En 1971, Philippe Clay participe à l’anthologie Boris Vian éditée par Jacques Canetti (La rue Watt, La valse jaune), mais, surtout, il fait un fracassant come-back, basé sur un malentendu : le titre Mes universités, qui cartonne sur les ondes, est perçu par beaucoup comme une chanson « revancharde », anti-Mai 68 ! De fait, beaucoup de chansons de ce fameux album Polydor produit par Pierre Ribert (où un Philippe Clay barbu — à la Castro ? — fume ostensiblement un énorme cigare !), écrites par Henri Djian, Sébastien Balasko et mises en musique par Daniel Faure, prennent le contre-pied de l’idéologie « contestataire » en vogue. La quarantaine fustige avec véhémence ce qu’on n’appelle pas encore le « jeunisme », Ta gueule, Paris ! s’en prend à l’urbanisation sauvage des années Pompidou (« Avec tes problèmes de croissance / Tu casses les pieds à toute la France »). Sous-titrée C’est pas qu’on n’les aime pas, Les Juifs, parue en 1975, qui met en scène une sorte de Dupont-Lajoie, est, malgré les apparences, tout sauf une chanson antisémite !
Pas du tout langue de bois et souvent provocateur (Au volant de ma valse, Soldat inconnu), Philippe Clay est aussi un homme tendre, ce qu’il manifeste avec des chansons comme Dis, ma femme, Nous avons toujours habité cette maison, Si vous m’aviez connu, C’est un 78 tours, Gégène... Il y aussi Qui c’est-y ?, une des rares chanson de Pierre Perret qu’il n’a pas chantée. Et Gladys, ce titre étonnant paru sur 45 tours en 1977. Arrangée disco, cette « chanson » consiste en... un seul mot, le prénom Gladys, répété sur tous les tons à la jeune femme dont on entend les rires et les gloussements... Une performance !
R. B.
• 2 CD Rym-Universal. Livret avec de nombreuses préfaces et témoignage d’Henri Djian.
• Parue dans le n° 26 de JE CHANTE ! (juin 2000).